…003

Parmi tous les membres de l’ANGE, celui qui avait été le plus transformé par les premiers événements précédant la fin du monde était Vincent McLeod. Il avait évidemment suivi le même entraînement que tous les autres agents à Alert Bay, mais avait vite compris qu’il ne serait jamais à l’aise avec un revolver dans les mains. Heureusement, ses professeurs avaient tout de suite pressenti son potentiel scientifique et lui avaient permis de terminer sa formation. Vincent avait été affecté à la base de Montréal au même titre que Yannick Jeffrey et Océane Chevalier, mais Cédric ne l’avait jamais envoyé sur le terrain comme ses autres agents. Désirant plutôt exploiter son remarquable talent pour l’informatique, il avait fait de lui le roi des Laboratoires.

Vincent avait été parfaitement heureux sous la direction de Cédric, jusqu’à son enlèvement par le Faux Prophète et les tourments que ce dernier lui avait fait subir. Il avait aussi apprécié sa retraite à Alert Bay après l’explosion du centre-ville de Montréal. Mais encore une fois, un démon était venu lui empoisonner la vie. Cédric l’avait immédiatement rapatrié à Toronto, mais Vincent ne s’était plus senti en sécurité où que ce soit… jusqu’à ce qu’il décode la Bible.

L’ange Haaiah, qui lui avait divulgué la véritable essence des livres sacrés, avait aussi installé dans son cœur une paix qui semblait vouloir durer. Depuis qu’il déchiffrait l’avenir du monde dans les pages d’une très vieille Bible, Vincent n’avait plus peur de son ombre. Au contraire, il marchait maintenant la tête haute, persuadé qu’il ne serait plus jamais la proie des ombres.

Malgré les appréhensions de Cédric, le déménagement du jeune savant à Ottawa s’était effectué sans heurts. Vincent, qui s’était jadis enraciné comme un chêne à son quartier de Montréal, n’avait même pas sourcillé lorsqu’on lui avait annoncé qu’il serait désormais sous la supervision du directeur de la division canadienne. N’emportant avec lui que son sac à dos et le vieux livre, il était monté dans le jet privé de l’ANGE sans dire un mot.

Il n’avait jamais mis les pieds dans la capitale canadienne avant d’être obligé d’y travailler. Dans la grosse limousine qui l’avait conduit jusqu’à son nouvel appartement, il avait distraitement regardé par la fenêtre, mais n’avait posé aucune question aux membres de la sécurité qui l’escortaient. Il s’était rendu dans son appartement, en avait fait le tour avec Kevin Lucas, puis avait localisé son point d’entrée à la base d’Ottawa, dans le sous-sol de son immeuble.

Au lieu de prendre quelques jours pour s’installer et visiter sa nouvelle ville, Vincent s’était confiné dans les Laboratoires canadiens, où sa nouvelle équipe, entièrement composée de femmes, faisait tout en son pouvoir pour lui faciliter la vie. Le jeune informaticien se contentait de peu. Son salaire était déposé dans son compte de banque privé de l’ANGE, mais il n’y touchait jamais, ce que Kevin Lucas avait beaucoup de mal à comprendre. En le surveillant de plus près, le directeur découvrit bientôt qu’il se nourrissait uniquement de sandwichs, de barres de chocolat et du café offerts par la base. Il y prenait même sa douche tous les matins. Ses assistantes lavaient ses vêtements sales à tour de rôle, car il les oubliait régulièrement sur le plancher de la salle de bain de la section de Formation.

Complètement détaché du monde extérieur, Vincent vivait dans sa tête, assis devant la Bible. Puisqu’il oubliait plus souvent qu’autrement de mettre en marche le petit magnétophone que Kevin lui avait fourni, le directeur avait installé un dispositif électronique dans le mur qui enregistrait automatiquement le moindre mot qui sortait de sa bouche. Ces phrases étaient alors retranscrites par ses assistantes dans une base de données qui prenait de plus en plus d’ampleur. Toutefois, depuis quelques jours, Vincent gardait un silence inquiétant.

Un matin, Kevin commença à l’observer sur l’écran de son bureau et s’étonna de le voir demeurer immobile pendant de longues heures. Était-il en transe ? Ou dormait-il, assis face à sa table de travail ? En effet, l’agent passait souvent dix-huit heures par jour à cet endroit. Son corps était peut-être en train de lui rappeler qu’il était d’abord et avant tout un être humain qui avait besoin de repos comme tous les autres.

Au bout d’un moment, le directeur canadien décela sur le visage de son nouvel agent le découragement le plus total. Il décida donc de le rejoindre aux Laboratoires. Vincent ne bougea même pas lorsque Kevin prit place sur une chaise près de lui.

— Qu’as-tu appris, aujourd’hui ?

— Uniquement que l’avenir est toujours en mouvement, soupira Vincent.

— Tu ne dis rien depuis des jours.

— Parce qu’il n’y a rien à dire. Vous m’avez demandé de lire toutes les modifications que l’auteur de la Bible y apporte, mais il semble s’être absenté.

— Y aurait-il des choses que tu ne voudrais pas que nous sachions ?

— Êtes-vous en train de m’accuser de retenir des informations ?

— J’essaie simplement de m’expliquer ton silence.

— Ce n’est tout de même pas de ma faute s’il ne se passe rien.

— Le sort de tes anciens collègues est donc toujours le même.

— Je ne peux pas changer leur destin. C’est un pouvoir qui n’appartient qu’à eux seuls. Pire encore, je ne peux même pas les mettre en garde contre les dangers qui les guettent.

— Ce n’est pas ce que nous attendons de toi, Vincent.

— Je n’aime pas qu’on me prête de fausses intentions.

— C’est mon travail de m’assurer que tout ce qui se fait dans ma base respecte les règlements de l’ANGE. J’ai reçu des directives, moi aussi.

— Dans ce cas, dites à vos supérieurs que je fais mon possible et que si ce n’est pas suffisant pour eux, ils n’ont qu’à trouver un autre homme pour communiquer avec le Ciel.

Kevin n’était pas sans savoir que Vincent McLeod était le seul être humain sur Terre à posséder ce don.

— Je ne suis pas venu ici pour te mettre en colère.

— Vous insinuez que je ne vous dis pas tout, et je suis censé accepter cette accusation avec un sourire ?

— Ta réaction m’indique plutôt que tu as besoin de repos.

— Suis-je vraiment obligé de m’acquitter de ce travail de moine à Ottawa ?

— Madame Zachariah m’a confié la mission de te protéger pendant que tu déchiffres les textes sacrés.

— Pour être efficace, j’ai besoin que vous me fassiez confiance, comme Cédric Orléans et Christopher Shanks l’ont fait.

— Je ne suis ni l’un ni l’autre.

— Alors ne vous attendez pas à des résultats fulgurants si vous continuez à regarder constamment par-dessus mon épaule.

Voyant qu’il exacerbait plus la colère de l’informaticien qu’il ne gagnait sa confiance, Kevin Lucas se leva.

— Tu n’as qu’à me faire signe si tu as besoin de moi, indiqua-t-il sur un ton glacial.

Vincent ne leva même pas les yeux vers son directeur, tandis qu’il quittait les Laboratoires. « Cette conversation a-t-elle été retranscrite par mes zélées assistantes ? » se demanda-t-il. Secrètement, il espéra que oui. Puisqu’il n’apparaissait toujours pas de nouveaux textes sur les pages flétries du vieil ouvrage, le jeune savant se perdit dans ses pensées. Il était honoré de servir de canal entre les anges et les hommes, mais se mit à souhaiter de le faire dans des conditions plus humaines. Il délaissa donc son travail pendant un moment et fit rouler sa chaise jusqu’au clavier de l’ordinateur, posé sur la table voisine. Il rentra tout d’abord son code confidentiel, qui empêcherait l’ordinateur central d’avoir accès à cette station, puis écrivit une demande officielle à la grande dame de la division internationale en lui expliquant l’importance de ses activités pour le futur de l’humanité et la nécessité de lui fournir un environnement favorable au maintien de ses liens avec les anges.

Il venait à peine de l’envoyer que les feuilles de la Bible se mirent à tourner en faisant un bruissement léger.

— Enfin ! s’exclama-t-il, soulagé.

Vincent retourna se poster devant le livre saint, plus attentif que jamais. Il n’eut pas à attendre longtemps. Les mots commencèrent à se réorganiser sur les deux pages ouvertes, puis s’immobilisèrent.

— Le messager du Père quittera la terre nouvelle et retournera à celle de ses ancêtres, lut-il à voix haute. Il bravera tous les démons pour sauver la ville qu’il a tant aimée. Un grand nombre de ses disciples le suivront, et il en convertira d’autres sur son passage, comme jadis.

Ce ne pouvait pas être Yannick, puisqu’il était déjà sur place. La Bible faisait-elle référence à Madden ? Malheureusement, il ne pouvait pas interroger l’auteur de ces mots, qui lui faisait à son gré ces révélations, parfois bien obscures.

— Le monde sombrera dans le désespoir lorsque la nourriture sera contaminée par les serviteurs du Mal. Tous s’accuseront du méfait sans jamais découvrir le véritable malfaiteur. La Terre cherchera elle-même à se débarrasser de ces sombres énergies.

Pendant quelques minutes, aucun nouveau mot n’apparut sur le papier. Vincent retenait son souffle, espérant y voir enfin apparaître des nouvelles plus agréables. « Je vous en supplie, parlez-moi de mes amis », implora-t-il silencieusement. En réponse à sa prière, un autre paragraphe s’inscrivit sous le premier.

— Cindy suivra le prophète à Jérusalem. Elle découvrira alors sa véritable nature, tandis que tout basculera autour d’elle.

« Elle ne meurt plus, au moins ! », se réjouit l’informaticien. La fine écriture évoqua ensuite Yannick.

— Les Témoins inspireront les douze tribus d’Israël, qui s’uniront pour s’opposer à Satan. Océane perdra son âme et sa volonté de vivre lorsque le complot ourdi par les dirigeants invisibles se retournera contre elle.

« Doux Jésus ! Je dois lui dire de sortir de là avant qu’il ne soit trop tard. »

— Les Brasskins, qui ne désirent que la paix, commettront de regrettables erreurs qui donneront davantage de pouvoirs à leurs ennemis.

« Les Brasskins ? », s’étonna Vincent. Puisque plus rien ne semblait vouloir apparaître dans la Bible, il fit une recherche rapide sur ce mot, qui pouvait aussi bien se rapporter à un groupe politique qu’à un peuple du Moyen-Orient dont il n’avait jamais entendu parler. Ne trouvant rien au moyen des canaux habituels, il fouilla plus profondément dans les entrailles de l’ANGE, là où les techniciens n’avaient pas le droit de mettre le nez. À son grand étonnement, il retrouva une entrée toute simple au niveau international qui parlait de l’attaque d’un Brasskins sur la personne de Cédric Orléans !

Vincent retint de justesse dans sa bouche un commentaire, car tout ce qu’il disait était retranscrit. Il effaça ses traces et pianota un code connu de lui seul. Le logiciel qu’il avait mis au point, lorsqu’il avait créé Mariamné et Cassiopée, apparut aussitôt à l’écran sous la forme d’une large feuille d’arbre, dans les nervures de laquelle circulait de la sève. En réalité, il s’agissait de systèmes binaires encryptés qui étaient pratiquement impossibles à déchiffrer, puisqu’ils étaient constamment en mouvement.

Il pianota une commande et l’envoya à la base de Montréal, sans qu’aucun système de l’ANGE ne la détecte. Il reçut presque instantanément à l’écran la réponse de Cassiopée, qui lui révéla le code sécurisé de son nouveau patron. Vincent le prit en note mentalement, fit disparaître le programme et quitta les Laboratoires, emportant la Bible sous son bras.

— Où allez-vous, monsieur McLeod ? demanda la voix de Kevin Lucas dans les haut-parleurs du long corridor.

— Je m’en vais me reposer, comme vous me l’avez suggéré.

— Vous étiez pourtant en train de recevoir de nouvelles informations de votre livre.

— Il n’y en a pas eu d’autres ou bien c’est moi qui ne vois plus rien.

Au lieu de rentrer chez lui, Vincent pénétra dans la salle de Formation et se dirigea vers les petites chambres où les agents pouvaient aller se reposer quand bon leur semblait. Il verrouilla la porte derrière lui et déposa la Bible sur la petite table de chevet qui bordait le lit. Normalement, ces pièces, qui ne contenaient qu’un lit, une table et un fauteuil, n’étaient pas sous surveillance. Cependant, Vincent avait appris à connaître Kevin Lucas. Puisque ce dernier désirait tout contrôler dans sa base, il n’était pas impossible qu’il ait fait installer dans les chambres des micros ou des caméras. L’informaticien sortit donc de sa poche une pince à sourcils et un petit dispositif en forme de dé à jouer, qu’il activa en pressant sur les points noirs avec l’un des bouts de la pince.

Convaincu que plus personne ne pouvait l’entendre, Vincent plaça son petit-écouteur sur son oreille, détacha sa montre et retira d’une fente de son bracelet en cuir un microprocesseur de la grosseur d’un confetti. Il ouvrit le cadran de sa montre, installa la puce à l’aide de la pince à sourcils, puis referma le tout. Il appuya sur la vitre jusqu’à ce que les trois chiffres voulus s’allument tour à tour : sept-neuf-deux.

 

 

Cédric écoutait les actualités sur l’écran mural de son bureau depuis presque une heure lorsque lui parvint l’étrange appel de son ancien agent.

— VOTRE CODE D’ACCES SECURISE A ETE SOLLICITE, annonça Cassiopée.

Cédric se redressa comme si une mouche l’avait piqué. Personne ne devait utiliser ce mode de communication, à moins d’une extrême urgence.

— Qui veut me parler ?

— L’AGENT MCLEOD.

Étant donné que Vincent recevait régulièrement des prédictions sur le sort du monde, Cédric se demanda si la fin était proche.

— SI VOUS NE DESIREZ PAS UTILISER VOTRE TELEPHONE, JE PEUX REDIRIGER VOS VOIX A TRAVERS MES CIRCUITS. CE QUE VOUS DIREZ NE SERA EVIDEMMENT PAS INTEGRE AUX ARCHIVES DE L’AGENCE.

— Procédez.

— Bonjour, Cédric.

— Vincent, pourquoi utilises-tu ce canal ?

— Pour te parler en privé, bien sûr.

— S’agit-il d’une mauvaise nouvelle ?

— C’est à toi de me le dire. La Bible vient de me parler des Brasskins. Je n’ai trouvé qu’une seule entrée dans nos ordinateurs, et ton nom y est associé.

— Parle-moi d’abord de ce que tu as trouvé dans ton livre magique.

— Ces Brasskins sont apparemment sur le point de commettre de regrettables erreurs qui vont donner l’avantage à leurs ennemis. Qui sont-ils ?

— Une vieille race de reptiliens, ancêtre des Dracos.

— Tiens, on ne les connaissait pas, ceux-là. Sont-ils dangereux ?

— On ne sait pas encore grand-chose à leur sujet, mais je peux t’assurer qu’ils possèdent des pouvoirs dont ne jouissent pas leurs descendants. Ils passent à travers la matière solide comme les Nagas et ils sont capables d’altérer nos modes de communication et même nos ordinateurs.

— Fais confiance à Cassiopée. Le temps qu’ils arrivent à déchiffrer mes codes, elle les aura déjà changés. Dans deux ans, ils en seront toujours au même point.

— Il ne restera peut-être plus rien de notre monde, à ce moment-là.

— Je n’ai encore rien vu de tel dans la Bible, si cela peut te rassurer. Mais pour ce qui en est des Brasskins, crois-tu que Thierry Morin pourrait me renseigner à leur sujet ?

— C’est possible, mais j’ai perdu sa trace.

— Je le retrouverai.

— Tu tiens le coup à Ottawa ?

— Oui et non. Ce n’est pas facile de conserver sa concentration avec Kevin Lucas sur ses talons.

— Il n’est pas méchant, juste un peu trop consciencieux.

— Je dirais plutôt envahissant.

— Si tu as envie de revenir à Montréal, ne te gêne surtout pas.

— C’est noté. Bon, je me mets sur le cas des nouveaux serpents. Si je réussis à apprendre quelque chose, je te rappelle.

Lorsque la communication prit fin, Cédric comprit que seul un bon informateur au sein de la communauté reptilienne pourrait répondre aux questions de Vincent et de Mithri, quelqu’un qui, contrairement à lui, connaissait ses origines. Il se mit alors à penser à ses parents. Son père lui avait parlé des Dracos et des Neterou, mais sa mère n’avais jamais mentionné les reptiliens, Il fit un effort pour se rappeler de son visage. Elle avait de longs cheveux noirs et des yeux sombres comme lui…

— Cassiopée, j’ai perdu ma mère de vue lorsque je me suis enrôlé dans l’ANGE. Vous serait-il possible de m’obtenir son adresse et son numéro de téléphone si elle est encore en vie, bien sûr.

— VOUS NE VOULEZ PAS QUE JE LA CONTACTE POUR VOUS ?

— Non. C’est quelque chose que je dois faire moi-même.

— QUEL EST SON NOM ?

— Caritas Albira Orléans.

— QUELLE EST SA DATE DE NAISSANCE ?

— Je dois honteusement avouer que je n’en sais rien. Elle vit peut-être encore à Montréal ou elle est peut-être repartie en Espagne après la mort de mon père.

— JE LA RETROUVERAI POUR VOUS.

— Je vais aller respirer un peu d’air frais, décida Cédric en se levant. Je ne devrais pas être parti plus de deux heures.

— NE VOUS ELOIGNEZ PAS TROP DE LA BASE. LA VILLE N’EST PLUS CE QU’ELLE ETAIT.

— J’en suis conscient.

En fait, il se demandait comment un ordinateur qui avait passé sa courte vie accroché à un plafond pouvait porter un tel jugement.

Le meilleur moyen de transmettre un message à une bonne partie de la population à écailles était d’utiliser la tuyauterie ou les égouts d’une ville. Heureusement, la nouvelle base de Montréal se situait à deux minutes de la station de métro de Longueuil. Mieux encore, elle avait sa propre entrée dans les tunnels où se déplaçaient les wagons. Pour ne pas être suivi, Cédric s’arrêta au bureau de Glenn Hudson en se rendant au garage, afin de l’avertir qu’il sortait pour aller marcher autour des immeubles à la surface et qu’il voulait être seul. Le chef de la sécurité lui rappela de déclencher l’alerte rouge au moindre signe de danger. Cédric le lui promit et se faufila dans le corridor qui menait au métro.

Il aboutit sur une étroite plateforme, à une centaine de mètres du débarcadère. Le train venait tout juste de passer, créant un effet de succion qui obligea le directeur à s’accrocher aux poignées en métal vissées de chaque côté de la porte. Il ne devait pas perdre de temps, car les wagons, une fois remplis, se dirigeraient vers les nouvelles stations de métro construites après l’explosion du centre-ville de Montréal, et le sifflement du train étoufferait tous les autres bruits souterrains.

Cédric approcha sa bouche des tuyaux qui couraient le long du mur et s’empressa de lancer son message en utilisant des sons métalliques discordants, qui se traduisaient par : Je me nomme Cristobal. Je serai au Quai 19 du Vieux Port dans une heure. Je dois savoir qui sont les Brasskins. Il revint ensuite sur ses pas et utilisa l’ascenseur de l’ANGE, qui le déposa à l’un des nombreux points de sortie mis à la disposition des agents, soit celui du hangar le plus rapproché du quai où il venait de donner rendez-vous à un informateur potentiel.

En s’efforçant d’adopter une attitude décontractée, le directeur marcha sur le belvédère aménagé le long du fleuve Saint-Laurent. L’eau avait envahi le centre-ville après l’explosion de l’ancienne base, ce qui avait eu pour résultat de créer un grand lac devant le Vieux Port. Les quais et les entrepôts avaient tous dus être reconstruits, et la ville en avait profité pour rendre ce secteur commercial plus attrayant en y intégrant des parcs et des sentiers de promenade.

Cédric s’appuya sur ses avant-bras sur une énorme chaîne de sécurité tendue entre des lampadaires. Il observa tranquillement la surface de l’eau, sous laquelle se trouvait l’ancien secteur des affaires de Montréal. Pour éviter une autre tragédie du même ordre, le maire avait fait reconstruire ce dernier sur l’un des versants du Mont-Royal.

— Je cherche Cristobal, fit alors une voix féminine derrière lui.

Le directeur se retourna et aperçut une femme rousse dans la trentaine et aux yeux mordorés. Elle portait un tailleur griffé et des talons hauts. Avant qu’il n’ait pu ouvrir la bouche pour répondre, elle posa sa main sur un anneau en métal, à quelques centimètres de celle de Cédric. Pendant l’espace d’une seconde, sa peau se couvrit de petites écailles dorées. Le premier réflexe de Cédric fut de reculer, car il ne pouvait pas imaginer qu’un Brasskins soit intéressé à devenir informateur pour l’ANGE.

— Je sais ce que vous pensez, mais vous n’avez rien à craindre, le rassura-t-elle aussitôt. Êtes-vous Cristobal ?

Cédric hocha vivement la tête.

— Avez-vous lancé vous-même cet appel ?

— Oui, articula enfin le directeur.

— Vous êtes donc reptilien, vous aussi. Pourquoi vous intéressez-vous aux Brasskins ?

— Parce qu’ils s’attaquent à des gens qui veulent pourtant la même chose qu’eux.

— Marchons, si vous le voulez bien.

Elle enroula son bras autour du sien comme s’il avait été un vieil ami et l’entraîna sur le trottoir en ciment.

— Je ne pourrai vous aider que si vous m’en dites davantage à votre sujet, l’avertit-elle.

— Je vous laisse d’abord ce plaisir.

— Je m’appelle Alexa Mackenzie et je travaille au Ministère de l’environnement.

— Avec d’autres représentants de votre race ?

— Contrairement à ce que vous semblez croire, nous ne sommes pas très nombreux, alors nous ne pouvons pas nous permettre d’affecter plus qu’un seul d’entre nous à divers niveaux du gouvernement.

— Et les Dracos ne vous en chassent pas ?

— Nous sommes heureusement indétectables.

— C’est un atout important.

— Et aussi un handicap, puisque nous avons aussi de la difficulté à flairer d’autres reptiliens.

— Qui sont les Brasskins ? Que veulent-ils, au juste ?

— Vous ne m’avez pas encore dit qui vous êtes, lui rappela Alexa.

— Je m’appelle Cristobal Orléans et je travaille pour la police secrète.

— Je comprends mieux votre intérêt, maintenant. Êtes-vous un Dracos ?

— Non, je suis un Anantas.

Alexa s’immobilisa, stupéfaite.

— Non, je ne suis pas l’Antéchrist, se sentit-il obligé de préciser.

— Comment pouvez-vous être un Anantas et être encore en vie dans cette ville infestée de Dracos ?

— Pourquoi une Brasskins répond-elle à l’appel d’un reptilien qui a besoin d’un informateur ?

Un sourire s’esquissa sur les lèvres de la jeune femme.

— Nous sommes donc tous deux des anomalies parmi les nôtres, conclut-elle. Je trouve cela très rassurant.

— Je ne le suis pas autant que vous.

— Qui pourrait vous blâmer ? acquiesça-t-elle en recommençant à marcher. Il y a encore moins d’Anantas que de Brasskins.

— Pour être tout à fait honnête avec vous, j’ai passé ma vie à refuser d’être ce que j’étais. Je ne me suis donc pas renseigné comme je l’aurais dû et je me trouve aujourd’hui bien désemparé dans mon travail.

— La police secrète n’est-elle pas censée tout savoir ?

— Il y a à peine plus d’un an qu’elle reconnaît officiellement l’existence des reptiliens.

— Et c’est un vaste monde clandestin.

— Nous avons recueilli nos premières informations en épluchant tous les sites Internet à leur sujet, puis nous avons reçu l’aide inespérée d’un Naga de passage au Canada.

— Un Naga ? Vraiment, vous n’avez pas fini de me surprendre. A-t-il essayé de vous tuer avant de vous renseigner ?

— Croyez-le ou non, c’est un ami.

— Alors, les temps ont changé. Ce qu’on m’a appris au sujet des Nagas, c’est qu’ils sont génétiquement programmés pour éliminer les rois et les princes Dracos et Anantas, dans le but de les empêcher de dominer la planète. Pour éviter qu’ils ne les éliminent complètement, car ce sont de redoutables machines à tuer, on ne crée que quelques Nagas par génération. Il ne doit pas y en avoir plus de cent à la fois sur la planète.

— Et les Brasskins ?

— Ils ne sont pas issus d’un croisement comme les Nagas. Bien au contraire, c’est la race la plus pure de reptiliens qui soit, mais aussi la plus pacifiste. Normalement, nous devrions tous être sur notre planète natale en train de mener une vie tranquille, mais un de nos politiciens, il y a environ deux cent ans, a eu vent du règne de terreur que certains de nos descendants faisaient subir à d’autres systèmes solaires. Il a tout de suite dépêché des éclaireurs qui devaient l’informer de la gravité de la situation. Je ne sais pas comment ça s’est passé sur les autres planètes, mais le vaisseau qui transportait mon grand-père s’est lamentablement écrasé en Russie. Incapables de communiquer avec leur monde, les survivants ont dû s’adapter à la vie sur Terre.

— Combien d’éclaireurs ce vaisseau contenait-il ?

— Une trentaine, qui se sont reproduits entre eux depuis.

— Pourquoi menacent-ils nos dirigeants ?

— Ils ont tout tenté pour empêcher les guerres d’éclater sur cette planète, avec les piètres résultats que vous connaissez. La dernière génération à naître ici, dont je fais partie, a décidé de s’y prendre autrement. Peut-être mes semblables sont-ils devenus plus agressifs au contact des humains.

— Pas vous ?

— Non. La majorité des Brasskins vivent de l’autre côté de l’Atlantique. Lorsqu’elle était enceinte de moi, ma mère a décidé d’aller vivre ailleurs, pour que je ne sois pas recrutée par cette nouvelle milice qui tente d’imposer sa loi.

— J’ai été attaqué à Toronto par un Brasskin.

— Il y en a une dizaine en Amérique, dont la plupart vivent aux États-Unis. Il a dû traverser la frontière uniquement pour vous intimider.

— Peut-il m’avoir suivi jusqu’ici ?

— Ce n’est pas impossible, surtout si vous n’avez pas réagi à ses menaces.

— Je n’avais pas et je n’ai toujours pas l’autorité de faire ce qu’il m’a demandé.

— Nous sommes pacifistes, mais pas toujours très sagaces. Pour ma part, par exemple, je suis en train d’accorder ma confiance à un homme sans être bien certaine qu’il me dit la vérité au sujet de ses intentions.

— Je n’ai aucun intérêt à vous mentir.

— Pire encore, vous pourriez me tuer à cet instant même sans que personne ne puisse me venir en aide.

— Le Brasskins qui m’a agressé était pourtant d’une force hors du commun.

— Mais ils ne sont pas aussi rapides que les Anantas ou les Nagas. S’il ne vous avait pas pris par surprise, je suis certaine que les choses se seraient passées autrement.

— Cet homme a menacé de faire tuer ma fille au Moyen-Orient. En a-t-il vraiment la capacité ?

— Ce ne peut être qu’Iarek, se troubla-t-elle.

— C’est une mauvaise nouvelle ?

Elle hocha vivement la tête en baissant les yeux sur ses pieds.

— Je suis en retard à mon travail, s’excusa-t-elle.

Alexa voulut tourner les talons, mais Cédric la retint en lui saisissant le bras.

— Vous reverrai-je ?

— Je n’en sais rien…

Elle se dégagea de son emprise et s’éloigna rapidement de lui. « A-t-elle peur pour sa vie ou pour la mienne ? » se demanda le directeur de l’ANGE. Il n’avait malheureusement jamais appris à écouter ses sens reptiliens comme Thierry Morin, alors il était incapable de déterminer si ce Iarek se trouvait dans les parages. Au lieu de se diriger directement à son point d’entrée, il décida plutôt de marcher jusqu’aux petites boutiques qui se dressaient au milieu d’un parc et acheta un cornet de crème glacée. Il n’en avait pas mangé depuis au moins cinquante ans !

Il poursuivit ensuite sa route vers le hangar en prenant des dizaines de détours et ne s’engouffra dans l’ascenseur que lorsqu’il fut bien certain de ne pas avoir été suivi.

 

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